Le Barzaz Breiz, le Beau et le Vrai
Une oeuvre dans son temps
L'histoire du Barzhaz Breizh est certes étonnante -ce fut un coup de tonnerre dans la littérature européenne du XIXème siècle- mais elle est avant tout un aboutissement naturel et historique.
C'est cette dualité qui à mes yeux la fait passer dans la catégorie des oeuvres supérieures. Le Barzaz Breiz est non seulement l'expression du génie de son auteur, d'un peuple mais aussi bien au-delà, celui de l'humanité. En effet, ce n'est pas seulement le peuple breton qui est y décrit dans sa bretonnité mais aussi toute l'humanité souffrante, humiliée, trahie, révoltée, qui sait aussi à ses heures être joyeuse et légère.
La génèse du Barzaz Breiz est due à la pugnacité d'un jeune homme, Théodore Hersart de la Villemarqué, Kervarker en breton, qui édita à ses frais la première version de l'oeuvre en 1839
à l'âge de 24 ans. Né le 7 juillet 1815, il entre à la l'Ecole des Chartes, créee quelques années auparavant en 1821, dans le but de former des personnels qualifiés pour la conservation et l'analyse des documents historiques. Cette école lui fournira un support matériel et une liberté qui lui donneront tout loisir dans ses études celtiques et bretonnes. Il effectuera ainsi en 1838 un long voyage au Pays de Galles. Bien préparé par ses amis plus âgés, dont Jean-François Le Gonideg, le rénovateur de la grammaire bretonne et de l'orthographe, ce voyage le conduira à la tête d'une délégation bretonne officielle. Chargé d'une étude sur l'apport de la littérature galloise aux cultures continentales, il rencontre les plus grands érudits gallois en plein renouveau culturel et complète ses connaissance de la légende arthurienne et de Merlin. Avec eux il va jeter les bases du congrès celtique international. Il devient aussi le barde de Nizon, la paroisse de sa mère, la dame du Plessix-Nizon, qui avant lui avait déjà collecté nombre de gwerzioù. On voit donc que toutes les conditions étaient réunies pour faire éclore le Barzaz Breiz dans sa première édition, même si sa demande de subvention au comité des travaux historiques avait été refusée en février 1838 (il n'avait que 22 ans !).
La volonté et l'enthousiasme du jeune Kervarker peut être mise en parallèle avec celle du mathématicien Evariste Galois qui, à la même époque et alors qu'il n'avait que dix-huit ans,
soumit à l'académie des sciences un manuscrit portant sur la résolubilité des équations polynomiales d'ordre 5 et plus. Ce manuscrit, incompris à sa soumission,
est un jalon important dans l'histoire des mathématiques.
Une question algébrique pure à la mode à l'époque, et un peu rébarbative il faut le dire, y est traitée de façon élégante et puissante grâce à la théorie des groupes,
en particulier des groupes de symétrie des permutations des racines des polynômes. Comme dans le cas de Kervarker, le travail de Galois se plaçait dans un contexte favorable.
Le célèbre mathématicien norvégien Niels Enrik Abel avait quelques années auparavant réuni les pièces du puzzle. Abel mourut de la turberculose à l'âge de 26 ans et Galois à 20 ans
à l'issue d'un duel. Les mathématiques modernes étaient nées. Désormais on ne s'intéressera pas seulement aux objets en eux-mêmes mais aussi
à leur forme et à la structure qui les relie entre eux. Le XIXème siècle que nous percevons souvent négativement sous forme de clichés n'est donc pas
uniquement celui des vieux messieurs aux chapeaux haut de forme, des femmes reléguées, des paysans miséreux et des masses ouvrières asservies;
même si s'il y a un peu de vrai dans ce tableau. Le début du XIXème siècle est aussi marqué par le réveil des peuples marginalisés en Europe. Le Kalevala ,
recueil de chants traditionnels finlandais, parut en 1835 avec une édition de 32 chants. Un nouveau Kalevala de 50 chants sortit en 1849 et eut un succès retentissant.
Alors que son auteur, le médecin Elias Lönnrot, avait auparavant favorisé l'approche scientifique, il composa à partir de sa collecte une épopée cohérente qu'il relata dans le Kalevala.
Cette oeuvre fut le point de départ de la littérature finnoise. Grâce au Kalevala la langue gagna en prestige et fut reconnue officiellement en 1901 au côté du suédois et du russe.
Kervarker, un auteur engagé dans son millénaire
Il est de coutume de dire d'un auteur qu'il est engagé dans son siècle or Kervarker peut revendiquer un engagement millénaire,
voire plus ! Ses chants fustigent les barons violents, les bourgeois qui trahissent, les francs et les barbares (franked ha gallaoued) qui oppressent.
Ses chanteurs prennent positions sans ambiguïtés contre le pouvoir. Si j'écris « ses chants » c'est parce que toute collecte implique un tri, volontaire ou involontaire.
« An neb a venn, hennezh a c'hall, an neb a c'hall a gas ar gall ! » « Celui qui veut, celui-là peut, celui qui peut chasse le français » dit le père dont le fils a été tué par
le percepteur des francs. Il questionne Nominoë « Deuet on da c'hout hag-eñ eo reizh, Doue en neñv ha tiern e Breizh ?» Il est le peuple qui se tourne vers Nominoë en lui disant
« Je viens pour savoir s'il est juste qu'il y a un dieu au ciel et un prince en Bretagne » La justice divine exige une réaction sur terre. A noter qu'Anjela Duval poursuivra sur ce thème
et aura ces beaux vers dans le Melezour (le miroir) « Pa zeuy en-dro Nevenoë, me 'garfe bout ar Menez Bre » « Quand reviendra Nominoë,
j'aimerais être le Menez Bre ! » Attention car le Menez Bre tremblera comme les Menezioù Laz à l'arrivée d'an Alarc'h (Jean IV)
« Ken e kren ar menezioù laz ». Des secousses seront ressenties aussi à Plouha « Ha froenn ha trid ar gazeg c'hlaz » où hennira et tressaillira la cavale blanche (la mer).
Malgré la force des attaques politiques du Barzhaz Breizh, la dimension poétique l'emporte, à tel point que le jeune Kervarker recevra à 30 ans la légion d'honneur.
Il traverse son siècle avec un pied dans le millénaire précédent, étonnant ! 5 de ses petits-fils (tous?) seront tués cependant lors de la grande guerre dans des combats entre gallaoued et germains.
La montée en flèche puis la descente tumultueuse
Une seconde édition du Barzaz Breiz considérablement augmentée par rapport à la première sortit en 1845. C'est un énorme succès qui vaut à son auteur
une reconnaissance nationale et internationale. C'est à cette occasion que George Sand écrivit un éloge remarqué sur les “diamants du Barzaz Breiz”.
La sixième édition de 1867 présente désormais le breton en dessous (dommage !) alors que jusque là il était côte-à-côte du français. La dernière du vivant de Kervarker eut lieu en 1893.
Le tirage de l'édition de 1867 est relativement important, 2500 volumes, mais ne permet pas une diffusion large au milieu bretonnant de Basse-Bretagne.
C'est cette édition qui servira de référence à toutes celles qui suivront jusqu'à nos jours. La réédition par Coop Breizh ne présente plus du tout le breton.
L'éditeur a suivi en cela les recommandations de Pierre Trépos qui dans un article de 1959, et par des propos à l'aspect mesuré, fustigeait en fait Kervarker pour son manque de rigeur
dans sa collecte, voire son manque d'honnêteté, et sa méconnaissance du breton. La querelle du Barzaz Breiz (et oui, il y a eu une querelle !) était vive
et nous en subissons aujourd'hui encore les conséquences !
Une certaine querelle sur les fondements incertains de l'authenticité
Après le succés des premières éditions du Barzaz Breiz, Kervarker était installé dans une position de référence de la culture bretonne et celtique.
Il intervenait de fait sur tous les sujets matières à publication. C'est à propos de la publication de la Vie de Santez Trifin à partir de documents recueillis par François-Marie Luzel
(Fañch an Uhel) que la première rebellion eut lieu. L'élève voulut s'émanciper du maître. La première manifestation publique de rebellion se manifesta lors du congrès interceltique
de Saint-Brieuc en 1867 et fut vraiment explicite au congré scientifique tenu en cette même ville en 1872.
La fronde sur l'authenticité du Barza Breiz devint féroce et des amitiés furent brisées. Kervarker, pourtant très affecté, ne réagit cependant que modérèment.
Il continua ainsi à correspondre avec Fañch an Uhel jusqu'au bout. Ils sont décédés tout deux en 1895. La critique a toutefois perduré après la mort des protagonistes directs.
Elle prit même une tournure politique, opposant au départ républicains et légitimistes (même si Kervarker fut candidat malheureux aux élections de 1849 sous l'étiquette “républicain”),
puis communistes et nationalistes bretons. Avec le recul que l'on a aujourd'hui depuis la redécouverte des cahiers de collecte du jeune Kervarker dans les années 1960 par Donatie
n Laurent
(“aux sources du Barzaz Breiz”) cette querelle a perdu de son actualité mais elle demeure sous-jacente car elle se base sur des notions ambiguës comme tradition et authenticité.
Si on examine de plus près la définition de l'authenticité dans un dictionnaire on se rend compte à quel point elle est multiple.
Existe-t-il une définition authentique de l'authenticité ? Toute la question est là. J'invite le lecteur a écouter les développements justes et fins sur cette question complexe proposés
par l'historienne Eva Guillorel
dans un Webimar de Bécédia La tradition n'a par ailleurs d'intérêt que si elle vit et de ce fait ne peut être figée. Il est certain que dans un souci d'esthétisme Kervarker a remanié les textes qu'il a collectés. Il a même réécrit des passages entiers, avec contrôle du breton par les érudits qui l'entouraient, comme l'abbé Henry. Et alors? Dans un article de 2015 portant sur la période où la querelle éclata (1866-1868), Fañch Pöstic du CRBC (Centre de Recherche Celtique et Bretonne de l'UBO à Brest) pose la question en titre de son étude “Le Beau contre le Vrai ? “ On comprend ici que le Beau est le texte du Barzaz Breiz et que le Vrai est la collecte auprès de chanteurs et chanteuses authentiques. Je crains que ce ne soit pas aussi simple que cela car le Beau ne peut pas philosophiquement s'opposer au Vrai. Simone Weil et Platon (“La Beauté n'est que la splendeur de la Vérité”) seront d'accord avec moi sur ce plan. Notons que Fañch Postic ajoute un point d'interrogation à l'assertion, conscient que la question reste ouverte. Nous allons essayer de pousser un peu plus loin la réflexion (où le retour de Galois war e varc'h ruz !).
L'authenticité, vraiment.
Afin de montrer sur un exemple concret à quel point l'authenticité d'un chant est inaccessible, je prendrai la gwerz de Lézobré collectée par Luzel à Plouha en1864. Pour lui, et certainement pour le chanteur auprès duquel elle a été récoltée, ce chant concerne les exploits de Jean de Lannion, seigneur des Aubrays (Les Aubrays), dont les reliques sont conservées dans la chapelle de Kermaria. Le coeur de la gwerz démontre cependant qu'il n'en est rien car celle-ci est basée sur deux affronts faits par Lézobré au roi de France, détruire l'armée qu'il a envoyée pour le combattre et tuer en duel à Paris l'officier maure de sa garde. Jean de Lannion, seigneur des Aubrays, fut un fidèle serviteur de Louis XIII au XVIIème siècle et vécut en dehors de toute idée de rebellion, surtout à ce niveau ! Kervarker est donc en droit de revendiquer une origine de la gwerz au neuvième siècle, au temps de Louis Le Pieux et du roi Morvan. Le cas de la gwerz Yannig Skolan du Barzhaz Breizh est édifiant aussi sur ce point. Elle conte les crimes d'un fils et le pardon difficilement accordé de sa mère pour éviter que son âme n'aille en enfer. La gwerz Skolvan récoltée dans les années 1960 par Claudine Mazeas auprès de Madame Bertrand:
(https://www.dailymotion.com/video/x1bojkm) éclaire les propos de Kervarker en allant beaucoup plus loin dans la symbolique.
La gwerz est chargée des marques tumultueuses du début du christianisme. Comment avait elle pu échapper aux collecteurs jusqu'aux années 60 ? Elle est pourtant vraie.
.
Le Beau et le Vrai ?
Si l'on se réfère à Hegel le Beau est l'éclat du Vrai. Dans le Barzaz Breiz le Beau est éclatant, comme le retour d'an Alarc'h,
comme le retour du cygne à chaque page mais qu'en est-il du Vrai ? Qu'est ce que le Vrai ? Pour les querelleurs, le vrai est le texte collecté des gwerzioù et rien d'autre.
Je dirais que ces textes appartiennent au vrai mais que l'ensemble infini du Vrai les dépasse de loin.
Le Vrai est aussi le sentiment que nous ressentons en lisant le Barzaz Breiz. C'est en ce sens que le Vrai rejoint le Beau.
L'enthousiasme qu'il communique, surtout à un lecteur jeune ou à l'esprit resté jeune, fait aussi tressaillir le coeur.
Il touche une partie de notre âme et en révèle des sentiments cachés. En cela il est humainement vrai. On a donc une vérité que le jeune Kervarker nous transmet.
Même si l'on avait le détail de toutes ses collectes, que saurions nous de la vérité des rapports qu'il a eus avec les chanteurs et les chanteuses ?
On imagine qu'ils furent vrais. Comment des paysans auraient-ils pu rester insensibles à l'intérêt que leur portait un jeune noble de leur milieu ?
Kervarker est vrai; cela est indéniable même si le personnage était complexe. Kervarker est particulièrement vrai lorsqu'il porte attention au monde des pilhaouerien et des labourerien,
des chiffonniers et paysans, ainsi qu'à tous les aspects de la matière de Bretagne si négligée avant lui. On peut dire sans se tromper que sa sincérité est authentique !
Il est comme le mathématicien (et j'aurais encore envie de citer Alexandre Grothendieck) qui par son attention permet à l'Univers de lui révéler une part de la Vérité.
En cela il touche la Vérité et surtout nous en procure un petit éclat.
Un éclat sans suite ?
Un éclat n'est jamais seul et le Barzhaz Breizh est encore aujourd'hui une source inspirante pour les artistes.
Il n'a certes pas eu les effets que l'on aurait pu escompter sur la reconnaissance officielle du breton. Le Barzhazh Breiz n'est pas le Kalevala, la Bretagne n'est pas la Finlande,
mais il est le Barzhaz Breizh que Kalon Plouha va mettre à l'honneur avec ses modestes moyens. Bevet ar Barzhaz Breizh !